À la découverte d’un autre cinéma taïwanais
Quand en 2010 le Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul avait présenté une grande rétrospective de cinéma taïwanais, le Government Information Office avait alors insisté pour ne montrer que des films récents et n’avait autorisé que 4 films d’avant les années 1990. À l’époque, c’était l’une des premières fois (si ce n’est la première) que l’on avait pu découvrir la première co-production entre Taïwan et Hong Kong, A Journey to Kwan Shan de Yi Wen (1956), un film en langue taïwanaise (le taiyu), Un amour ancien qui perdure, de Shao Luo-hui (1962), un film du studio national, exemple du réalisme sain, en couleur et en scope, Oyster Girl de Lee Hsing (1963) et un exemple de film sentimental des années 1970, dit three-rooms films, Posterity and Perplexity, de Lee Hsing (1976).
Depuis, les choses ont changé. Politiquement, Taïwan a porté au pouvoir depuis 2016 le Parti Démocrate Progressiste qui s’est lancé dans une ambitieuse politique de numérisation, de restauration et de promotion du cinéma classique taïwanais. Il était donc temps de replonger dans les trésors anciens, mais aussi de découvrir les nouvelles tendances, qui restent largement invisibles en France. Ce programme offre donc un panorama allant de 1962 à 2022, soit 60 ans de cinéma sous toutes ses formes, de la comédie au drame.
Pendant la période coloniale japonaise (1895-1945), la production cinématographique reste assez peu développée. Après la Seconde Guerre mondiale, l’île est confiée au gouvernement de la République de Chine qui est alors entre les mains du Parti nationaliste chinois (le KMT, Kuomintang). Ce dernier s’y réfugie à partir de 1949, quand il est battu en Chine par le Parti communiste qui fonde alors la République Populaire de Chine, tandis que Taïwan devient le bastion de la République de Chine. Dans son exil, le KMT emmène deux millions de réfugiés et le personnel de quelques maisons de production nationales qui lui sont restées fidèles. Les premières années, sont réalisés essentiellement des bandes d’actualité et des films de propagande de piètre qualité. De plus, ces films sont en mandarin, langue que la population locale ne parle pas (selon leur origine, les Taïwanais parlent taiyu et/ou hakka). Par ailleurs, ces films traitent de la question de l’exil et de la reconquête du continent, ce qui est très éloigné des préoccupations des Taïwanais éduqués en japonais et qui ont un vécu totalement différent des exilés chinois nouvellement arrivés.
À partir de la moitié des années 1950, le gouvernement décide de restructurer la production en créant le grand studio national, la CMPC (Central Motion Picture Corporation) d’un côté, et de l’autre en autorisant les maisons de production privées.
Or, à cette époque, sur l’île, les films en amoy (une langue du Fujian proche du taiyu) produits à Hong Kong rencontrent un immense succès ce qui encourage de nombreux investisseurs taïwanais à se lancer dans la production de films en taiyu (aussi appelés taiyupian). Face à la popularité du cinéma en taiyu, le gouvernement tente de transformer son cinéma et de le rendre plus commercial. C’est dans ce contexte que la CMPC fait appel à Pan Lei, franco-vietnamo-chinois, qui a grandi au Vietnam et s’est engagé adolescent dans l’armée du KMT. Arrivé seul à Taïwan, il devient écrivain, puis scénariste avant de diriger des films qui se distinguent par leur ton original. En 1962, il a le projet de produire de manière indépendante Typhoon, mais le projet est repris par la CMPC qui n’a pas de film à présenter au Asia Pacific Film Festival. La CMPC demande le remplacement d’une actrice par une jeune première du studio, Tang Bao-yun, future star du cinéma en mandarin. Malgré cette intrusion, Typhoon reste l’un des films les plus étonnants des années 1960 par sa liberté de ton, sa mise en scène de anti-héros et l’atmosphère érotique qui traverse le film. On retrouve cette liberté de ton, bien que de manière différente, dans l’hilarant Foolish Bride, Naïve Bridegroom de Hsin Chi. Ce film en taiyu de 1967, d’un des réalisateurs les plus connus de cette époque, est un pied de nez à l’encontre du discours officiel conservateur qui prône un retour aux valeurs confucéennes (en réaction à la révolution culturelle en RPC). Le film, joué par les grandes stars, Jin Mei et Shi Jun, renverse toutes les traditions : le garçon est enfermé à la maison par son père, tandis que son amoureuse intrépide fait tout pour le voir et l’avoir. Ce film est le parfait exemple de cette production à petit budget, où la débrouille domine, et qui témoigne du Taïwan de l’époque.
Cependant, les années 1970 avec la fin des films en taiyu dont le déclin et la disparition sont à la fois dus à l’interdiction des langues locales dans l’espace public, le développement de la télévision et une politique culturelle qui a favorisé le cinéma en mandarin, sont une décennie où le cinéma de genre triomphe (films d’arts martiaux, films sentimentaux, films de propagande). Au milieu des films à formule répétitive, certains se démarquent : King Hu, dans Pluie sur la montagne, construit un thriller haletant (au rythme faussement lent), dans le huis-clos d’un temple dont les cours créent un jeu infini de mise en scène et de courses poursuites jouissifs et souvent très drôles.
De son côté, l’un des maîtres du cinéma officiel, Lee Hsing, filme l’étonnant et très confucianiste Exécution en automne (1972). Film préféré de son auteur, il s’agit également d’huis-clos, mais cette fois-ci dans une prison, qui voit un condamné à mort violent, ancien enfant gâté, accepter sa sentence et remplir ses devoirs envers sa famille. Le film offre à l’acteur taïwanais Ou Wei, l’interprète fétiche de Lee Hsing, son rôle le plus complexe très peu de temps avant sa mort prématurée. Encore plus intrigant et véritable (re)découverte, est le film de Mou Tun-fei, The End of the Track (1970). Ce film disparu depuis de nombreuses années a été sorti de l’oubli en 2017, grâce au travail du Taiwan Documentary Film Festival. Son jeune réalisateur suite à l’échec de ce film s’est exilé à Hong Kong où il s’est fait connaître pour tourner des films particulièrement violents et sanglants. Ce film à tout petit budget retrace l’amitié entre deux jeunes adolescents dont l’un meurt accidentellement. Jamais aucun film de cette époque n’a filmé la jeunesse, sa fougue et son désespoir de cette manière aussi puissante et bouleversante. Ce film est comme le maillon manquant de ce qu’aurait pu être un cinéma art et essai à Taïwan avant la Nouvelle Vague des années 1980.
Ce programme revient évidemment sur la Nouvelle Vague, en faisant le choix de deux films assez peu vus et récemment restaurés : In Our Time, film à sketches qui contient, entre autres, le magnifique court-métrage d’Edward Yang Expectation, où une toute jeune adolescente découvre le désir et la jalousie ; La Fille du Nil, de Hou Hsiao Hsien, que le réalisateur a longtemps renié (on se demande pourquoi, tant le film est beau). Si cette œuvre est un peu différente des précédentes (il fait jouer la star de la chanson Yang Lin), il dresse un portrait très juste de la période charnière de 1987 à l’aube de la levée de la loi martiale, tandis que capitalisme débridé et gangstérisme s’allient.
Après le succès de la Nouvelle Vague, la CMPC tente de relancer cet élan dix ans plus tard et permet de découvrir une nouvelle génération de cinéastes. Ang Lee, lui, revient à Taïwan tourner Salé Sucré en 1994, après le succès mondial de Garçon d’honneur deux ans plus tôt, et décrit avec tendresse une famille dont les filles tentent chacune de trouver leur place, autour de repas cuisinés avec amour par leur père veuf. De son côté, la même année, avec Vive l’Amour, Lion d’or à Venise, Tsai Ming-liang montre un Taipei beaucoup moins chaleureux, mais son chassé-croisé de trois âmes solitaires dans un appartement vide oscille entre Jacques Tati et Antonioni.
Dans ces mêmes années, Hou Hsiao Hsien continue d’explorer les possibilités visuelles et les déchirements du cœur dans le magnifique Fleurs de Shanghai, sa première incursion dans une fiction chinoise en 1998.
Ces dix dernières années, le cinéma taïwanais s’est fait plus rare en festivals et pourtant il continue à dessiner une filmographie singulière où des cinéastes tentent d’échapper à la domination du cinéma de genre commercial. Dans un style qui pourrait rappeler Tsai Ming-liang, mais qui s’en éloigne, Exit de Chienn Hsiang, prix du Jury Netpac, grand prix du Jury et prix de la critique à Vesoul en 2015 est un exemple de ce cinéma exigeant qui se heurte à des difficultés de production (il lui faudra six ans pour tourner son nouvel opus Increasing Echo). Chang Tso-chi, qui a commencé sa carrière en même temps que Tsai Ming-liang et qui produit un cinéma très noir avec Un été à Quchi (2015), semble faire une exception avec cette histoire d’un grand-père obligé de prendre soin de son petit-fils le temps des grandes vacances. Dans un autre genre, mais toujours à la campagne, l’hilarant et très sombre The Great Buddha + de Huang Hsin-yao, prend pour personnages deux losers spectateurs de la vie des autres et esquisse le portrait au vitriol de la corruption et des sectes religieuses à Taïwan.
Enfin, comment ne pas saluer le dynamisme des réalisatrices qui s’imposent peu à peu. Tout d’abord Sylvia Chang, actrice devenue productrice et réalisatrice, qui aime peindre des personnages féminins sensibles et complexes, comme dans Murmur of the Hearts (2015). Mais aussi Zéro Chou qui, pour son dernier film, Untold Herstory (2022), donne une voix aux femmes qui ont été emprisonnées sur l’Île Verte pendant la période de la Loi martiale (1945-1987). Enfin, Laha Mebow, une des seules réalisatrices de fiction autochtone dont la très touchante chronique familiale dans Gaga (2022), suit une famille atayal (la tribu dont elle est issue) qui tente de survivre économiquement quitte à se lancer dans un jeu politique hasardeux. Filmé sans pathos ni romantisation, le film délivre une image douce amère d’une communauté longtemps exploitée et méprisée qui tente de préserver ses traditions et sa dignité.
Enfin Taïwan est un pays particulièrement accueillant pour les cinéastes venus d’ailleurs, la Malaisie, Hong Kong, la Birmanie, mais aussi la France ! Ce sera l’occasion de découvrir la dernière fiction (en parallèle à son dernier documentaire en compétition) de Jean- Robert Thomann, un habitué du festival depuis 2009. Cette fois-ci, avec Le Goût du gingembre (2022), il allie son amour de Jacques Demy, tout le film est chanté, et son amour de l’île !
En dix-neuf films une traversée de 60 ans du cinéma taïwanais par des chemins de traverse où se dessine une autre histoire du cinéma taïwanais.
Wafa Ghermani
Maîtresse de conférence à la National Central University de Taïwan, programmatrice spécialisée en cinéma taïwanais